L’apocalyptique
est une composante de l’imaginaire tant chrétien que musulman A ce titre, comme
à bien d’autres, et quoi qu’ils en disent, les pays de culture musulmane cousinent
avec l’Occident. Enracinées dans l’apocalyptique messianique juive, la
théologie des uns attend le retour du Christ comme la théologie des autres
attend celle du Mahdi.
L’apocalyptique
est fille du prophétisme biblique et de son attente de justice sociale. Elle
est aussi fille de la Sagesse
de l’Orient et de sa méditation sur la grandeur et la décadence des empires. A
ce double titre, elle décrit un état idéal, céleste et théocratique, de la
société et du monde, dont elle soupire après l’advenue. « Que ton règne
vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel »
explicite le Notre Père. L’apocalyptique structure la conception du temps des
trois religions. Il n’est plus ni amorphe ni cyclique, mais doté d’une tension
qui donne sens à l’histoire.
Le
christianisme connaît une apocalyptique dont les traits principaux sont la Parousie
(le retour du
Christ), précédée de guerres et de conflits qui rassembleront les nations à
Harmaguédon, le règne des mille ans, l’Antéchrist, le jugement dernier. La
plupart du temps, notre rapport à l’apocalyptique et ses composantes est
passif. La référence à la fin des temps est certes inscrite dans le
credo : « Il viendra de là pour juger les vivants et les morts ».
Mais nous ne sommes pas pressés…
Cependant,
il existe des « moments apocalyptiques ». Quand le sentiment de
l’oppression, culturelle, politique et économique, est tel que l’agressivité
consubstantielle à l’homme ne peut plus s’exercer sur son environnement pour le
transformer, l’agressivité se mue en violence, une violence aveugle, contre soi même, contre les
autres et contre le monde. Dans le même temps, une institution imaginaire d’un
monde autre, surgissant des décombres de l’ancien, nourrie de transcendance
divine, se répand. Les scénarios apocalyptiques deviennent le cadre
interprétatif des événements historiques. Quand ils arrivent à maturité, les
moments apocalyptiques sont toujours d’une violence extrême, sans sortie
possible par la négociation. Ils sont de nature totalitaire. L’affrontement est
inexpiable.
Le
christianisme connaît l’Apocalypse de Jean, avec sa protestation
cryptée. Elle décrit Ephèse, parle symboliquement de le Grande Babylone pour
viser Rome. Elle décrit un scénario de la victoire des justes et de la fin des
temps.
Quand
Luther revient écœuré de son voyage à Rome, il parle de Rome comme de la Grande Babylone
et
du Pape comme de l’Antéchrist. Par
ailleurs, la Réforme
radicale représente un tel moment, avec Thomas Müntzer et la guerre des
paysans, ou Jean de Leyde ou Melchior
Hoffmann et la révolte du petit peuple des villes contre le patriciat urbain.
De
manière plus passive, la mouvance évangélique a remis en selle une vision
apocalyptique de l’histoire. La traduction de la Bible
de Darby, puis les commentaires
de Scoffield, au milieu du XIX ème siècle, ont réintroduit une vision
téléologique de l’histoire, périodisée en « dispensations ». Il
convient de repérer dans quelle dispensation l’on se trouve, par rapport à une
marche de l’histoire activement engagée dans la fin des temps. Le grand héritage de ce courant est moins en
Europe qu’aux Etats Unis où la mouvance évangélique est puissante. Il s’agit
des « chrétiens sionistes », puissant lobby et soutien inconditionnel
d’Israël, car la reconstitution de l’Etat d’Israël s’inscrit dans le scénario
de la fin des temps.
De
son côté, au XX ème siècle, l’Europe a connu des messianismes sécularisés, de
la rédemption du monde par la classe ouvrière à la victoire de la race aryenne
et l’instauration du Reich des mille ans. On sait ce qu’il en advint. Ainsi,
l’apocalyptique est une composante structurante de l’institution imaginaire de
l’Occident, jusque dans ses visions sécularistes, voire antichrétiennes. C’est
un héritage de l’Ancien Testament qui vaut aussi pour son autre héritier,
l’Islam.
***
Le
Coran ne dit presque rien de la fin du monde. Par contre, les hadiths ou propos du Prophète, regorgent
de notations. Mahomet a expliqué lui même à ses disciples qu’il développait une
vision de la fin des temps inspirée de celle des chrétiens. Cependant, les hadith sur l’eschatologie constituent
une somme de notations qui n’ont pas été mises en séquence narrative,
contrairement au christianisme. Chaque secte de l’islam, dans le sunnisme comme
dans le chiisme, a développé ses variantes eschatologiques. Si la figure du Mahdi est centrale, les autres aspects
connaissent une grande variabilité.
Au
jour du jugement Allah ressuscitera les morts et accueillera les fidèles en
Paradis, tandis qu’il enverra mécréants et infidèles en enfer. Certains
disciples proches du Prophète pensaient même que la fin du monde arriverait de
leur vivant. Les hadith évoquent une
figure messianique, le Mahdi. Sa
venue précédera le retour du Christ sur la terre. Ce dernier combattra
l’Antéchrist. Jésus et le Mahdi
cohabiteront un certain temps avant le décès du premier, rendu à sa nature
humaine et converti à la foi musulmane, ultime étape de la Révélation. Le
Mahdi sera un descendant du Prophète.
Les
hadith évoquent encore
pêle-mêle : la bête qui monte de l’abîme, Gog et Magog, anges et
trompettes, guerres et fléaux…
On
sait que le schisme chiite naquit de la guerre de succession dans la famille de
Mahomet. Mouvement opprimé, le chiisme allait développer des particularités
relatives à la fin des temps. Pour la majorité des chiites, dits duodécimains,
le douzième imam, « occulté », c’est à dire disparu, en 874 doit
revenir sur terre et précéder le Mahdi.
Il reviendra dans une période particulièrement troublée et marquée d’un certain
nombre de signes. Pour les chiites ismaéliens, minoritaires, cet imam, lui
aussi disparu, mais un siècle plus tôt, n’est pas le douzième, mais le
septième. Il est le Mahdi lui-même
dont ils attendent le retour.
Il
convient de replacer ces scénarios dans la logique générale de l’islam, qui est
très différente de la logique du christianisme. Comme le christianisme, l’islam
a vocation à devenir universel. Mais il l’a été sur le mode de la conquête. Il
ne s’agit pas, comme dans le christianisme de prêcher, pacifiquement, l’Evangile
jusqu’aux extrémités du monde, mais de conquérir le monde pour lui imposer
l’islam. A la fin des temps, les chrétiens auront le choix entre la conversion
ou la mort. Pour les Juifs, (et cette position résulte d’un refus essuyé par
Mahomet de voir les tribus juives d’Arabie se convertir à la nouvelle
religion), c’est l’extermination. Le Prophète en donna d’ailleurs une
illustration prémonitoire par les massacres qu’il ordonna après la victoire du
puits de Badr et par la suite. Et tel hadith
rend compte du débat qui surgit de savoir par où commencer la conquête
Constantinople ou « l’Europe » ? (Bien entendu, comme pour le
catholicisme, il convient de distinguer ce qu’enseignent les théologiens et ce
que sont, font et pensent les intéressés. Je ne voudrais pas que cet article
donne à penser que j’essentialise l’Autre).
L’islam
a développé une géographie propre, où le monde est divisé en maison de l’islam
d’un côté et maison de la guerre de l’autre. A la fin du XIX ème siècle, un
sultan et calife ottoman fut déposé pour s’être rendu en voyage officiel en
Europe ! De ce point de vue, le monde musulman allait ressentir la
présence infidèle comme une humiliation. Les croisades y furent un traumatisme,
puis la colonisation. La victoire d’Israël en 1948 est qualifiée de Naqba, catastrophe, inacceptable non
seulement à cause du problème des réfugiés qu’elle généra, mais par l’existence
même de l’impie en terre d’islam. La victoire d’Israël en 1967, à l’occasion de
la guerre des six jours fut à nouveau ressentie comme une terrible humiliation.
On se souviendra aussi que la première protestation d’Oussama ben Laden se fit
sur le fait de la présence de troupes américaines sur une terre d’islam.
Dans
les années soixante, les partis et les régimes dits laïcs, échouèrent tout à la
fois à transformer les sociétés du monde arabo musulman, et à vaincre Israël,
non plus qu’à contrer la domination culturelle et économique de l’Occident. La
religion, puis le fondamentalisme islamique devinrent alors le refuge et la
consolation des esprits. Or, dans la tradition théologique musulmane, le
combat, le djihad, contre soi
d’abord, est le lieu de la purification. Des activistes développèrent alors un
affrontement asymétrique, non pas d’état à état, mais de partis ayant leur
branche militaire, contre l’état, les leurs, ceux des régimes arabes corrompus
et despotiques et les états occidentaux. Ce fut le début du terrorisme
islamiste. On notera que c’est un terrorisme sans projet politique, uniquement
protestataire et destructeur. Difficile alors de négocier quoi que ce soit qui
dépasse la police des mœurs.
Un
certain nombre de symptômes signalent la montée de la fièvre apocalyptique dans
des populations paupérisées et dominées. La théorie du complot est le premier
symptôme. Le « grand Satan », l’Amérique, et le « petit
Satan », Israël, sont à la tête du complot occidental contre l’islam.
Le
président iranien s’inscrit aujourd’hui dans la vision apocalyptique.
Pratiquement jamais sorti d’Iran, ancien responsable parmi les gardiens de la
révolution, il est soupçonné dans son pays de faire secrètement partie d’une
secte apocalyptique qui pratique l’entrisme dans les institutions mêmes des
mollah et de l’état. Ce sont là des causes supplémentaires qui éclairent la composante
apocalyptique dans une révolution iranienne dans l’impasse économique et
politique, et la répression.
C’est
pourquoi, il convient de prendre ce monsieur au pied de la lettre quand il fait
de l’éradication d’Israël le pivot de sa politique étrangère. L’émergence de l’Iran
comme puissance régionale lui assigne une mission particulière dans le cadre du
scénario eschatologique. La politique nucléaire s’inscrit dans cette logique.
Il n’y a par ailleurs, dans ce cadre aucune validité à attacher aux propos des
négociateurs iraniens qui soufflent alternativement le chaud et le froid. Et
des sanctions internationales, si elles adviennent, laisseront de marbre des
dirigeants iraniens déjà sous embargo américain. Elles serviront d’argument au
registre du complot contre l’islam.
En
fait, c’est à terme une logique de conflagration que développent les nouveaux
dirigeants iraniens : préparer le retour de l’imam caché et l’apparition
du Mahdi. Le nucléaire en sera l’un
des moyens, comme bombe sur un vecteur à longue portée contre Israël, voire
l’Europe, ou comme bombe sale du terrorisme. Faute d’intégrer cette logique
dans ses rapports avec l’Iran et d’en tirer les conséquences, la
« communauté » internationale risque de payer un jour le prix fort.
***
La
conséquence de cette analyse à partir du fait religieux me semble la suivante.
Rejeter la compréhension de ce type de mécanismes psycho sociaux parce qu’ils
n’entrent pas dans nos mécanismes de pensée réputés rationnels est une grave
erreur de jugement. Nous sommes tentés de la commettre au motif que nous
serions des gens rationnels, émancipés de tout fonctionnement de type
religieux, et qu’il n’y aurait là qu’obscurantisme passéiste dont nous
pourrions faire fi.
Une
telle précompréhension, un tel préjugé, à l’égard du fonctionnement d’une
culture sur le mode d’une religion révélée, nous empêche de comprendre ce qui
se passe dans l’ensemble du monde musulman et au Moyen Orient. L’imaginaire de
ce monde réactive une apocalyptique qui ici ou là dérive vers un « moment
apocalyptique ». L’apocalyptique y devient de plus en plus le cadre de
perception des événements et la rhétorique apocalyptique une modalité
croissante du discours. D’autant plus que ce monde ignore la distinction entre
le religieux et le politique et que les partis laïcs des années soixante ont
échoué à le transformer.
Dès
lors, il conviendrait de cesser de parler de guerre, tout en la préparant, et
savoir que s’il faut se résoudre à cette extrémité pour se protéger du risque
de l’usage de l’arme nucléaire par un régime insensé (les Israéliens risquent d’ailleurs
de ne pas nous attendre pour cela), il faudra frapper très fort et renvoyer
l’Iran à l’âge de pierre, assumer la pénurie de pétrole et la prise fait et
cause des populations musulmanes partout dans le monde, avec des
déstabilisations en chaîne. Cette option, s’il faut s’y résoudre, déclenchera
véritablement l’apocalypse, au sens commun du terme. Les sanctions économiques
sont la version « très soft » de cette attitude, mais elles sont sans
effets sur les dirigeants. Au contraire, elles les renforcent et justifient
leur discours sur le complot contre l’islam.
La
moins mauvaise solution me semble consister dans le fait de considérer l’Iran
comme sujet. Recevoir ses dirigeants sans être dupes de leurs discours, multiplier
les échanges et tout ce qui frotte positivement ce pays à notre post modernité,
faire au mieux pour que le niveau de vie des habitants remonte et aider à la
constitution d’une opinion publique pour que les fous au pouvoir ne tirent pas
le bénéfice politique des améliorations, et globalement, tenter d’enrayer la
course au « moment apocalyptique » dans laquelle nous sommes engagés,
car les gens qui ont Dieu avec eux ont encore une particularité : dans ces
moments-là, ils sont sourds.
C’est
pourquoi, monsieur Kouchner, taisez-vous.